Auteur :  Daniela Engel, médecin et thérapeute, pour REINFOSANTÉ
Date : 27/09/21
Temps de lecture : 10 minutes
Réflexion et mise en pratique : Toute une vie…


La liberté s’accommode-t-elle de la sécurité ? On pourrait croire qu’il s’agit d’un sujet de philosophie du baccalauréat. Loin de moi cette idée de produire quelque chose d’académique, ça vaudrait sûrement un zéro pointé. Je ne suis guidée dans ma réflexion que par le lien qui unit ces deux valeurs, alors que l’actualité de 2021 voudrait nécessairement les opposer. Nous verrons que nous les portons toutes deux en nous, au cœur même de notre physiologie.

Comment je vais, dans quel état j’ère ?

Un premier lien à observer : le lien à nous

Nos états internes nous renseignent sur comment on se sent à l’intérieur. Cela ne se fait pas toujours de façon consciente, absorbés que nous sommes par la production incessante de nos pensées. Pourtant, il est utile de se connecter à ce que le corps nous dit. De façon schématique et très basique, il est très facile de repérer les différents états qu’exprime notre système nerveux autonome, qui est un véritable gardien de notre survie.

Le premier état ressemble à cela : je me sens bien, détendu.e, je me sens en sécurité, j’ai les idées claires, je me sens créatif.ve, en lien avec ce qui se passe en moi, en lien avec les autres et avec l’environnement, la vie est invitante…

Lorsqu’un stress apparaît, le ressenti est très différent :  je me sens tendu.e, crispé.e, stressé.e, agité.e, agacé.e, prêt.e à mordre ou alors, à prendre la fuite. La vie est stressante… Je suis dans un état d’alerte maximale. Et si, ni le combat, ni la fuite ne sont possibles, l’énergie mobilisée va changer pour un troisième état.

Ouh la la, oui, ça se gâte : j’ai les jambes qui flanchent, ma vue se trouble, je n’ai plus d’énergie, tout se brouille dans ma tête, je n’ai envie de rien. La vie ? La survie plutôt… Je suis proche d’un état de figement, de repli sur moi.

Voilà, en résumé, les trois états du système nerveux autonome. Vous voyez que le sentiment de sécurité n’existe que dans le premier état, les deux autres états sont des états d’activation du stress avec le mode combat ou fuite ou si le système est saturé, l’état de figement ou de repli sur soi.

Vous pouvez aussi sentir que ce sentiment de sécurité ne peut se faire que parce que le lien à soi, à l’autre et à l’environnement est présent.

En effet, il important de comprendre que l’être humain est « câblé » pour, et par le lien à l’autre. Nous naissons vulnérables et immatures et nous progressons doucement grâce aux soins que l’adulte, plus grand, plus fort et plus sage nous procure. En principe, c’est la maman, la première, qui amène la douceur, la patience, le réconfort, le « maternage » dont nous avons besoin pour nous développer et développer notre autonomie. Tout au long de notre vie, nous resterons tributaires de ce lien à l’autre, puisque l’humain est un « animal » social.

Il est important de bien reconnaître ces différents états, car ils sont à l’origine du langage du corps et conditionnent de manière très intime et, la plupart du temps même de façon inconsciente, la relation aux autres.

Ainsi, notre système nerveux autonome est toujours à l’écoute de ce qui se passe pour nous et décode très rapidement si la personne en face est dans une ouverture, une bienveillance ou alors, en proie à des émotions telles que la colère ou la crispation, la fermeture ou encore, comme déconnectée. Autant l’ouverture et la bienveillance amènent de la sécurité à s’adresser à la personne, autant les états d’activation amènent de l’inconfort, du manque de fluidité dans la relation.

Si on observe l’expression du visage, on peut aisément repérer un regard bienveillant (état de lien et de sécurité) d’un regard dur (état combat-fuite) ou d’un regard vide (état figé). De même que l’intonation de la voix renseigne sur l’énergie de la personne, une voix chantante et gaie n’a pas la même énergie qu’une voix ferme ou grinçante ou une voix monotone sans modulation.

Ces informations sont perçues par notre système nerveux autonome de façon immédiate, et parfois semi-consciente, laissant une sensation de malaise notamment si la personne en face est en incohérence entre ce qu’elle dit ou fait et son langage du corps qui ne ment jamais, or, notre système nerveux autonome ne se laisse que rarement berner.

Tous câblés pour et par le lien à l’autre

Tout ce décodage du langage non verbal se fait donc de façon quasi intuitive et se met en place grâce aux liens privilégiés de maternage entre l’enfant et sa figure d’attachement. Avoir eu un attachement qui a amené ce cocon de sécurité est une vraie ressource et bénédiction. Cela permet d’avoir une base d’attachement sécure et facilitera grandement les relations à l’autre tout au long de notre évolution depuis notre naissance, notre enfance, notre adolescence, puis, nous pourrons à notre tour devenir cet adulte plus grand, plus fort et plus sage capable d’amener du lien et de la sécurité aux autres.

Progressons pas à pas dans cette douce et lente évolution. Le petit bébé humain naît immature. Il a besoin de soins précoces, il gagne très progressivement en autonomie. Par exemple, il ne va acquérir la marche qu’après plus d’un an de vie. Avant cela, il a besoin d’être porté, ce n’est que vers 7 mois qu’il réussira à se tenir assis, sans soutien, puis plus tard ramper, puis se déplacer à quatre pattes, puis se redresser sur ses pieds pour enfin se lancer. Il a donc d’abord besoin de sécurité avant de pouvoir s’élancer et explorer son environnement avec de plus en plus d’autonomie et de liberté. C’est l’adéquation entre ses besoins et la réponse adaptée, ou non, à la satisfaction de ceux-ci qui va conditionner les schémas de réaction qui s’impriment dans le système nerveux autonome.

Certaines conditions de naissance sont stressantes, prenons l’exemple d’un accouchement prématuré. Stephen Porges [1] s’est demandé, à propos des enfants prématurés, à quoi tenait ce paradoxe du système nerveux autonome : il est à la fois notre gardien et peut aussi nous plonger dans des états proches de la mort. C’est particulièrement flagrant chez les bébés prématurés, dont le système nerveux autonome est immature, qui font des pauses cardiaques ou respiratoires et ont, de ce fait, besoin d’une surveillance accrue voire d’une assistance respiratoire. Cela tient dans l’immaturité de leur nerf vague. C’est de là que Stephen Porges a développé toutes ses recherches sur la théorie poly-vagale. L’importance de ces régulations fines du nerf vague, par la satisfaction des besoins basiques, a pris de l’essor, notamment par le développement des unités kangourous des maternités : les petits prématurés bénéficient du contact peau à peau avec la maman et le papa, et leur développement s’en trouve accéléré. C’est, en effet, grâce au contact avec l’autre, que notre système nerveux autonome se configure et intègre les informations : lien, sécurité, danger, alerte, repli, figement. La figure d’attachement agit comme un tuteur qui permet une corégulation (l’autre est là avec moi pour me soutenir) du système nerveux autonome, et c’est cette base de sécurité qui permettra plus tard une autorégulation (je suis capable de m’adapter moi-même, avec flexibilité, en toutes circonstances (ou presque…)).

Deborah Dana [2], psychologue américaine, a permis d’introduire les applications pratiques de la théorie poly-vagale au sein de la thérapie, démontrant que les schémas erronés du système nerveux autonomes peuvent être rééduqués, notamment dans les troubles de l’attachement ou les traumatismes psychologiques.

Prenons un exemple. Si, pour diverse raisons, le bébé ou l’enfant n’a pas eu satisfaction de ses besoins de lien ou de communication, parce que l’attention de la maman ou du référent parental était détournée par un travail prenant, l’enfant peut adopter le schéma suivant : il pleure, se met en colère ou en opposition pour attirer l’attention de sa maman. Si ses cris et ses colères ne sont pas entendus ou pire réprimés, il se met en figement, en repli, il se réfugie dans mon monde à lui. L’enfant passera alors soit pour un colérique ou, dans le deuxième cas, pour un rêveur, un enfant sage qui ne pose pas de problème. À l’âge adulte, il pourra garder cette étiquette de personne toujours en réaction, « soupe au lait ». Ou, dans la deuxième configuration, investir un personnage de bon employé modèle, discret et efficace.

Dans les deux cas, rebelle ou soumis, l’adulte n’aura possiblement pas une base de sécurité suffisamment développée pour avoir une fluidité dans ses relations à l’autre. 

À l’inverse, le bébé puis l’enfant, qui a eu toute l’attention de ses parents concernant ses besoins primaires : sécurité, nutrition, propreté, protection, respect des rythmes, gestes tendres, encouragements, consolation, etc., va pouvoir faire l’expérience de satisfaire lui-même ses propres besoins : manger tout seul, s’habiller tout seul, se laver tout seul, marcher, courir, sauter, jouer, étendre sa curiosité vers le reste du monde, la fratrie, la famille, commencer à communiquer verbalement, à échanger de façon constructive. Il va trouver sa place dans la famille, s’intégrer aux tâches ménagères et aux coutumes familiales. Par le jeu et les imitations, il va se connecter à sa créativité, puis à se rendre utile. Le moteur le plus évident de tous ces acquis psychomoteurs est le plaisir : plaisir de la satisfaction des besoins, plaisir du lien à l’autre, plaisir d’être en lien avec l’autre, d’abord au sein du cocon familial puis en société à l’école, dans ses loisirs. La sensation d’être en sécurité et en lien se construit alors en fonction des expériences de vie et des rencontres heureuses ou malheureuse, stabilisantes ou déstabilisantes.

De la naissance à l’âge adulte, ce sont surtout les émotions qui vont guider les comportements, au rythme donné par les trois états décrits plus haut. Les émotions sont, en effet, le mouvement de la vie qui se joue en nous, elles sont souvent comme des indices que quelque chose d’important se passe à l’intérieur de nous et sont capables de nous donner une voie d’accès direct à nos besoins profonds, pour peu qu’on apprenne à être à leur écoute.

Application pratique

Petit exercice pratique de prise de conscience du lien entre les émotions et les besoins :

  1. Je repère des émotions qui se sont invitées en moi : joie, colère, tristesse…
  2. Je me connecte au ressenti corporel.
  3. Je réfléchis au besoin sous-jacent.
  4. Je collecte les besoins que j’ai repérés et je laisse ces mots vibrer en moi. C’est parti…

J’ai de la joie à écrire cet article, ça pétille à l’intérieur, les pensées sont fluides et s’enchainent naturellement, je sens une ouverture au niveau de la tête et de ma poitrine. Je perçois que cela me connecte à mon besoin de partager des clés d’épanouissement personnel.

J’éprouve de la colère lorsqu’on oblige les petits de 6 ans à porter un masque, cela me crispe, je serre les dents et les poings. Je sais que cela les prive des sourires et des mimiques des grands, or, le décodage de l’expression facial est un ingrédient majeur dans l’apprentissage des relations et interactions sociales, un besoin de lien basique et un besoin d’ajustement et de cohérence aussi.

Je ressens de la tristesse lorsque je croise le regard déconnecté des passants dans une grande ville, parce que dans ma petite ville, on se salue courtoisement, même si on ne se connaît pas. Cela m’ouvre à l’autre, par le regard, même fugace. Cela répond encore au besoin fondamental de lien et de politesse.

J’ai du dégoût et de l’incompréhension lorsque je vois des détritus par terre, surtout s’il s’agit d’emballages de malbouffe. Je ressens de l’agacement. Mon système me renseigne sur le grand respect que mérite notre Nature et cela révèle mon besoin de prendre soin.

Je suis toujours surprise par la beauté d’un petit détail : le parfum d’une fleur, un rayon de soleil, une goutte de rosée. Cela me procure un sentiment de curiosité qui me fait me sentir légère dans le corps et dans l’esprit. Je suis alors connectée à mon besoin d’émerveillement et de gratitude.

Amusez-vous ainsi à identifier vos émotions, les mouvements qu’elles induisent dans le corps et à quoi elles vous connectent : c’est bien plus enrichissant que de cogiter sur les évènements désagréables et les tourner en boucle dans votre tête. Puis, faites votre petite collecte des mots inspirants : épanouissement, sourires, lien, ajustement, cohérence, politesse, respect, prendre soin, émerveillement, gratitude. Voyez comment ces mots vibrent en vous, en lien avec des expériences passées et en lien avec ce que vous avez envie de voir advenir.

Vous venez d’activer votre cortex préfrontal : cette partie du cerveau qui est capable de réfléchir sur nous même, de nous projeter, c’est aussi la région du goût et de l’odorat, alors ne vous privez pas, quelle saveur a votre petite réflexion ? Pour ma part, je dirais une odeur de printemps, de fleurs, plus précisément, d’un parfum enivrant de chèvrefeuille.

Reconnaître nos besoins pour cheminer vers la liberté d’être

Le précédent exercice nous permet simplement une connexion à nous même. Un lien d’amitié avec qui nous sommes : conscients de ce que dit le corps, conscient des émotions qui émergent et en réflexion profonde sur nos besoins et notre élan de vie. Tout s’aligne : le corps, le cœur et l’esprit.

Arrêtons-nous un instant sur ce lobe préfrontal qui permet aussi un contrôle cortical des réactions autonomes de notre système de survie. L’enfant peut peu à peu maîtriser ses émotions, prendre du recul, observer ce qui se passe en lui, comprendre et décoder ou interpréter les réactions des autres. Cela se fait très progressivement : sa maturation ne sera réellement efficiente qu’après 21 ans. Soyons donc indulgents envers nos jeunes et envers l’enfant, l’adolescent et même le jeune adulte que nous avons été.

Apprenons à accueillir nos émotions comme les mouvements de la vie en nous, comme des balises qui sont là pour nous guider vers nos besoins. Sachons ensuite reconnaître nos besoins à leur juste valeur et mettons en œuvre des actions quotidiennes, petites ou grandes, pour nourrir ces besoins. Voilà posées ici quelques bases de la Communication Non Violente [3], qui fera l’objet d’une prochaine publication pour plus de précisions et d’applications.

Nous avons donc vu comment notre base de sécurité s’élabore grâce au lien sécure que nous procurent nos parents ou nos figures d’attachement. Nos besoins basiques qui sont : être vu, se sentir exister, se sentir en sécurité, être aimé s’étoffent petit à petit et prennent des nuances et des touches de plus en plus nuancées pour satisfaire un besoin sans cesse renouvelé, lui aussi, tout au long de notre vie : celui d’avoir une place dans le monde. D’avoir une place dans le cœur de quelqu’un, d’avoir une place au sein de la famille, d’avoir une place dans la société, dans le monde.

Alors… la liberté s’accommode-t-elle de la sécurité ? Si on envisage la sécurité sous l’aspect de la physiologie, on comprend qu’être en sécurité, c’est être en lien. De là, on ne peut cheminer légèrement vers l’autonomie et la liberté que lorsque la danse corps-cœur-esprit est cohérente, que les besoins sont vus, reconnus, nourris, compris. Au final, c’est ce lien sacré à l’autre qui nous permet d’exister, de devenir de plus en plus conscients de nos choix, d’accéder à notre liberté d’être.

À Retenir

  • Notre base de sécurité repose sur les liens d’attachement. La figure d’attachement doit pouvoir répondre à nos besoins essentiels : être vu, se sentir exister, être en sécurité, être aimé. Notre autonomie, notre liberté d’être sont conditionnées par cette base de sécurité.
  • C’est notre système nerveux autonome qui produit les différents états : lien et sécurité/combat ou fuite/figement-repli sur soi. Apprendre à reconnaitre ces états nous permet de nous connecter consciemment au langage du corps qui ne ment jamais.
  • Les émotions sont sous-tendues par nos besoins profonds. Il est intéressant de faire un lien entre les deux, puis d’aller nourrir concrètement nos besoins.
  • Nous restons tributaires du lien à l’autre tout au long de notre vie : c’est là notre drame et aussi notre plus grande source d’émerveillement.

Références

[1] Porges Stephen W., The pocket guide to the polyvagal theory-the transformative power of feeling safe. Norton professional book, 2017

[2] Dana Deborah. The polyvagal theory in therapy. Engaging rhythm of regulation. Édition anglaise

[3] Rosenberg Marshall B. Les mots sont des fenêtres (ou bien ce sont des murs) introduction à la communication Non Violente. Éditions de la Découverte, 1999