Auteur : Florent Majoullier, ostéopathe D.O, pour REINFOSANTÉ
Date : 20/06/21
Temps de lecture : 9 minutes
Une histoire d’enfance
En 1965 était publié le sixième album de la célèbre bande dessinée Astérix, intitulé Astérix et Cléopâtre. Un album scénarisé et dessiné par les auteurs fondateurs, René Goscinny et Albert Uderzo. Une épopée qui fût, sans nul doute, inspirée par le long métrage « Cléopâtre », paru quelques années plutôt, en juin 1963¹. Ce n’est que le 19 décembre 1968 qu’allait sortir en France la version film animé de la B.D, du même nom et réalisée par les mêmes auteurs – bien que certaines nouveautés y apparussent. Un film qui retrace les aventures de nos célèbres et irréductibles Gaulois en Egypte, sous le règne de la dernière femme pharaon, Cléopâtre.
Il est des scènes qui, par notre propre mémoire, suscitent voyages et souvenirs. Des phrases, des paroles, des airs qui, à leurs simples évocations, semblent nous ramener dans le passé. Ce qui m’amène au sucre et à cette scène culinaire iconique, entre Amonbofis, architecte et ennemi de Numérobis, et son assistant, Tournevis. Tous deux dans une cuisine, en train de préparer un gâteau empoisonné : « le pudding à l’arsenic ». Une recette chantée, sur un air accrocheur, qui voit se succéder nombres d’ingrédients – disons plutôt de poisons – mais dont l’ajout successif, dans une marmite, se trouve entrecoupé par des suggestions décalées – disons enfantines – de Tournevis.
« Amonbofis : […] Emiettez votre arsenic, dans un verre de narcotique, deux cuillères de purgatif, faites bouillir à feu vif. […] Dans un petit plat à part, tiédir du sang de lézard, la valeur d’un dé à coudre…
Tournevis : … et un peu de sucre en poudre !Amonbofis : Non !
Tournevis : Ah bon… […]»²
Astérix et Cléopâtre, René Goscinny et Albert Uderzo, productions Belvision, Dargaud Films et Edifilm, 1968.
Si le comique de cette scène se joue, entre autres, sur une sorte de renversement prémédité entre ingrédients « sains » et ingrédients dangereux pour la santé, il est tout autant intéressant de noter, avec le recul et la connaissance actuelle sur le sucre et son emploi, à quel point celui-ci détient finalement une place toute méritée dans cette liste non exhaustive de substances nocives.
Une substance néfaste, dont la culture de la récompense, de l’encas et de la finalité dans le repas ne cesse d’imprégner des dizaines de générations depuis sa démocratisation.
Le sucre sans détour
Bien entendu, il ne s’agit point, ici, de faire un procès quelconque contre le sucre, en tant que valeur nutritive. Car celui-ci est en tout point nécessaire physiologiquement – ce que nous allons tenter d’expliquer. Néanmoins, la façon dont il est utilisé par les industriels et les consommateurs, sa quantité ingérée et son accès quasi illimité représentent à la fois un moyen, une cause et parfois le symptôme de la survenue de pathologies, de comportements addictifs, pulsionnels, psychiques et de troubles alimentaires chroniques. Ce qui n’est pas sans conséquence sur le rythme respiratoire propre à chacun. Une sorte de grain de sable qui viendrait se loger dans le corps et qui – lorsqu’en excès – en perturberait son fonctionnement physiologique.
Et c’est peut-être-là, d’ailleurs, bien plus qu’une métaphore. Au sens que le sucre provient étymologiquement du Sanskrit sárkarā³, signifiant « substance graveleuse⁴ ». Un amas de grains de sable qui nourrit, « cimente », aménage et pèse sur nos corps, suivant une conscience pleinement paradoxale.
Peut-être pourrions-nous envisager un tel succès grâce aux propriétés naturelles du sucre en tant que médiateur du goût. C’est-à-dire qu’il s’inscrit dans ce rôle d’édulcorant. Au sens qu’il « rend doux⁵ », qu’il « adoucit la saveur des aliments⁶ », qu’il en cache le caractère plus ou moins insipide, voire désagréable. Car il faut, tout de même, lui reconnaître ce côté plaisant, rond, savoureux et appétissant.
De ce fait, nombre de questions – nutritives, éthiques ou politiques par exemple – se posent légitimement face à son utilisation ; puisqu’à l’œil humain, il demeure, de nos jours, presque volontairement invisible. Des questions, néanmoins, que nous ne traiterons point ici.
Le sucre, un enjeu intime et profond ?
Cependant, il est une tout autre compréhension que nous souhaitions, au moins, mentionner. Sans, pour autant, l’élever à un statut de recette universelle. « La faim justifiant les moyens », notre propre ressenti est le seul légitime. Si bien que si le sucre « rend doux⁵ », « adoucit la saveur des aliments⁶ », en cache le caractère plus ou moins insipide, voire désagréable, ne serait-il pas, peut-être, et aussi, à entendre suivant un autre sens ? Comme figuré par exemple. En ce qu’il serait, peut-être, un moyen d’adoucir un stress, une période d’angoisse, de cacher les aléas décevants et/ou oppressants d’un vécu ; d’arrondir des désillusions, etc. Un moyen de sucrer le réel au motif qu’il ne nous convient point. Serait-ce, littéralement, se faire sucrer⁷ la réalité au profit d’une sensation de plénitude éphémère et non consistante ? Car une fois le taux de sucre, dans le sang, redevenu à la normale, il nous faut tout recommencer. Comment, dès lors, malgré ce gain si fragile, expliquer notre propension à y revenir inlassablement ? Ne pourrait-il pas incarner un moyen susceptible de cacher la vulnérabilité de notre être ? Avec la caractéristique, non des moindres, d’une volonté de la déguiser, tout en la révélant par notre comportement ? Tenter de dissimuler aux autres et à soi-même ce que, pourtant, nous donnons à voir à tous ? Le courage de l’être face à l’humaine condition du paraître. La question mérite, quoiqu’il en soit, d’être entendue.
Respiration et sucre
C’est davantage une tout autre fonction du sucre que nous souhaitions aborder. Un rôle qu’il partage avec d’autres et qui participe à un processus physiologique respiratoire général et nécessaire.
Au cours de ces derniers siècles, de nombreuses études ont su mettre en lumière un besoin primordial du sucre. Dans un monde de l’infiniment petit, se déroulant à l’abri de nos regards, une respiration vitale et involontaire est à l’œuvre ; une sorte d’automatisme vivant, à l’intérieur de nos propres cellules : la respiration cellulaire.
Elle est appelée ainsi du fait qu’elle met en jeu une série d’échanges gazeux et moléculaires, comme pour la respiration pulmonaire. Elle est une alchimie⁸ naturelle qui permet à notre organisme de se nourrir et de produire de l’énergie à partir de son alimentation. Et ce, grâce à des réactions en son sein⁹. Il faut comprendre que l’inspiration d’oxygène par les poumons – et sa transmission dans le sang –, comme l’absorption de nutriments par les intestins lors de la digestion, ne représentent, en somme, que les premières étapes dans la production de molécules d’énergie¹⁰ – elles-mêmes nécessaires à notre fonctionnement. L’action même de respirer et celle de se nourrir ne suffissent pas, en soi, à produire de l’énergie. C’est-à-dire que l’oxygène et les nutriments, pour ne nommer qu’eux, ne sont que les ressources qu’il nous faut transformer, afin que nos cellules puissent fonctionner à l’énergie. C’est pourquoi cette dernière est qualifiée d’« unité de la cellule. Elle en est « « l’arbre de transmission chimique » »¹¹. Elle provient de plusieurs mécanismes cellulaires¹² et demeure associée à la production de chaleur et de déchets – qui, pour ces derniers, seront excrétés.
Le sucre, comme les protéines, les lipides ou les minéraux, représentent la matière brute nécessaire à la fabrication d’énergie. Pour cela, ils doivent se combiner à l’oxygène¹³ – entre autres – et subir une transformation¹⁴ entrainant de facto la formation de chaleur, indispensable à notre organisme. Lavoisier¹⁵ aimait, par ailleurs, comparer la respiration à la combustion d’une bougie. La matière de la bougie (ici, le sucre) se lie à l’oxygène, ce qui dégage de la chaleur et du gaz carbonique (et, dans notre cas, également de l’eau). Ne dit-on pas quotidiennement que nous brûlons des calories ? Que nous dépensons de l’énergie ? Dont la transpiration est une des conséquences directes. Il existe bien une notion de dégradation liée à la respiration cellulaire. À l’instar de la sculpture, il a fallu casser, tailler et transformer les molécules « brutes » de sucre à des fins énergétiques.
Ces sucres ingérés, qu’ils soient simples ou complexes, sont automatiquement convertis en glucose. Une molécule qui, relâchée dans le sang, est mis à disposition des différentes cellules, grâce notamment à l’insuline¹⁶. « Le glucose est l’un des principaux combustibles des cellules de l’organisme, les neurones et globules rouges dépendant presque exclusivement de celui-ci »¹⁷. À partir du glucose, de l’énergie est fabriquée très facilement. Si bien que, lorsque sa concentration dans le sang est trop élevée, tout excédent se retrouve stocké sous forme de glycogène dans les cellules des muscles squelettiques ; ou sous forme de lipides dans les tissus adipeux. C’est ce qu’on appelle des réserves énergétiques. Ou plus communément, de la graisse. Ce fameux gras que nous n’aimons pas montrer et qui se dissimule sous nos amples vêtements. Nous ramenant, par ailleurs, directement à la question de l’être et du paraître, en ce que le regard des autres est, depuis l’aube de l’humanité, source de normes sociales, juridiques, économiques et politiques.
Ce qu’il faut retenir
Le maintien de la glycémie¹⁸, grâce à la respiration cellulaire, est vital pour que nos cellules et nos organes puissent fonctionner. Le sucre ne représente en rien un ennemi en soi, mais un besoin naturel indispensable qui nous permet de vivre et d’être. Il subit plusieurs transformations au sein de l’organisme, afin de produire de l’énergie. S’il est nécessaire de comprendre les mécanismes pulsionnels, les intérêts économiques industriels, les stratégies commerciales et les origines psychiques humaines d’une trop forte consommation, son utilisation se doit d’être raisonnée. Car l’homme est un être raisonné. Tout excès ou manque de glucose prolongé conduit inexorablement vers des dérèglements physiologiques qui peuvent entrainer des pathologies, comme le diabète par exemple.
Le philosophe grec Anaxagore de Clazomènes, dans Fragments, écrivait que « Rien ne naît ni ne périt, mais des choses déjà existantes se combinent, puis se séparent de nouveau ». Une pensée qui pourrait convenir dans le cycle du sucre chez l’homme. Mais dont nous ne pouvons être entièrement satisfaits. Car, en matière de transformation chez l’homme, à l’instar du papillon, nous y laissons toujours une partie de nous-mêmes et ce, à partir de nous-mêmes.
Références
¹ « Cléopâtre », un film réalisé par Joseph L. Mankiewicz. Il voit notamment Elizabeth Taylor affronter Richard Burton et Rex Harrison. Si ce film fit date par ses effets visuels, sa durée, ses costumes, ses nombreuses nominations et oscars, ainsi que ses extravagances autour du tournage, il ne fit qu’accentuer la fascination du grand public pour l’histoire égyptienne. Dont la découverte, en 1922, de la tombe non violée de Toutânkhamon, représentait déjà la source d’immenses phantasmes et engouements.
² Astérix et Cléopâtre, René Goscinny et Albert Uderzo, productions Belvision, Dargaud Films et Edifilm, 1968
³ https://www.cnrtl.fr. « Forme qui donna sukkar en Arabe, σ α ́ κ χ α ρ ο ν en Grec, saccharum en Latin et zucchero en Italien. Ce sont en effet les Arabes qui ont introduit la culture de la canne à sucre en Andalousie et en Sicile. »
⁴ https://educalingo.com
⁵ https://www.cnrtl.fr/definition/edulcorant
⁶ https://www.cnrtl.fr/definition/sucre
⁷ Au sens de « voler, dérober » ou « retirer, supprimer ».
⁸ Au sens de « transformation quasi miraculeuse ».
⁹ C’est-à-dire le métabolisme (du grec metabole, signifiant changement).
¹⁰ L’ATP
¹¹ Anatomie et Physiologie Humaines, Elaine N. Marieb, 4ème édition, DeBoeck Université, 1999.
¹² La glycolyse, le cycle de Krebs, la phosphorylation oxydative, le transport des électrons (pour le sucre).
¹³ L’oxydation.
¹⁴ La glycolyse (littéralement, « dégradation d’un sucre », Anatomie et Physiologie Humaines, Elaine N. Marieb, 4ème édition, DeBoeck Université, 1999.)
¹⁵ Antoine Lavoisier, (1743 – 1794), chimiste, philosophe et économiste français.
¹⁶ Hormone qui facilite le passage du glucose dans les cellules.
¹⁷ Anatomie et Physiologie Humaines, Elaine N. Marieb, 4ème édition, DeBoeck Université, 1999.)
¹⁸ C’est-à-dire la concentration de glucose dans le sang